CHAPITRE VII

Oui, ils avaient mis la main sur moi. Pour toujours.

Mais je ne savais pas encore ce qui m’attendait. Toutefois, je me disais : « Je vais enfin voir mes ravisseurs et apprendre ce qu’ils veulent de moi. »

J’essayais de former des hypothèses.

L’espèce humaine, dans sa course de planète en planète, n’avait jamais rencontré d’autres créatures intelligentes, et l’opinion était maintenant bien établie que, tout au moins dans notre galaxie, il n’y en avait pas d’autres. Il est vrai que nous étions loin – et même très loin – d’avoir tout exploré. Mais le raisonnement par analogie qui menait à cette conclusion semblait valable, et je ne doutais pas, pour ma part, qu’il ne le fût.

Les seules hypothèses plausibles que je pusse faire étaient les suivantes : ou bien j’avais été enlevé par des exploitants clandestins de gisements de métaux précieux qui avaient appris que j’avais fait d’intéressantes découvertes (de tels kidnappings n’étaient pas sans précédents, bien qu’un tel fait ne se fût pas produit depuis longtemps) ou bien les auteurs du rapt étaient des savants que passionnait mon cas et qui voulaient m’avoir sous la main pour étudier ma « croissance » tout à loisir.

Dans ce cas comme dans l’autre, si on m’avait soumis à une claustration sévère, c’était sans doute pour me rendre plus malléable et plus « coopératif ».

Mais je n’eus guère le temps de ruminer ces suppositions. Il y eut un nouveau tangage, puis un choc léger. Je sus que l’astronef venait de se poser.

Mais où ? Sur quelle planète ? Le voyage avait été long. Je devais être très loin de mon point de départ. De Sérigny à la Terre, il ne fallait que quatre jours. Or j’en avais passé sept ou huit dans cette affreuse cellule… J’étais toutefois convaincu que je finirais bien par savoir en quel point de l’univers civilisé on m’avait amené.

J’étais impatient. Mais je n’eus pas à attendre longtemps avant que quelque chose se produisît. Brusquement, dans un des murs, une porte s’ouvrit. Je ne sais comment cela se fit. Mais il y eut une ouverture donnant sur un couloir.

Je m’attendais à voir enfin mes ravisseurs. Mais personne ne parut. En revanche, j’eus l’impression qu’une main me poussait dans le dos. Je me retournai brusquement. Rien… Pas âme qui vive…

Je compris alors que cette poussée mystérieuse était une indication pour que je sorte de ma cellule. Et c’est ce que je fis.

Le couloir, qui n’avait que sept ou huit mètres de long, aboutissait à un autre couloir transversal, plus large. Une légère poussée me dirigea vers la droite. Je partis donc de ce côté-là. Dix mètres plus loin se trouvait la sortie. Un escalier menait jusqu’au sol. Je dus me courber terriblement pour passer. Ensuite, il y avait une quinzaine de marches. Je les descendis rapidement. J’étais à l’air libre, mais toujours seul.

Je vis le ciel. Mais je ne le vis pas longtemps. Je vis le décor qui m’environnait. Mais ce fut très bref. J’aperçus, en me retournant, l’astronef qui m’avait amené. Mais ce fut plus bref encore. La main mystérieuse et invisible qui me poussait s’était faite plus pressante…

Ensuite, plus tard, je me suis demandé si toute cette scène rapide avait bien été réelle, si je ne l’avais pas rêvée après coup. Mais il me faut décrire ce que je vis durant quelques secondes…

Il faisait nuit. Mais faisait-il nuit ? Le décor, en tout cas, était bien éclairé. Le ciel était rouge, d’un rouge particulier, violacé – une couleur que je n’avais jamais vue sur aucune des planètes où j’étais allé, ni dans aucun des documentaires géographiques que je connaissais.

L’astronef – sur lequel je pus jeter simplement un coup d’œil – avait une forme bizarre. Il semblait fait non pas de métal, mais de quelque substance translucide. Et je n’étais pas sur un astroport, mais au milieu d’une ville… Une ville aussi bizarre d’aspect que l’était l’astronef. Au loin, j’aperçus, pendant quelques secondes, des sortes de tours dentelées, de hautes flèches lumineuses. Le rouge était encore la couleur dominante, mais un rouge différent de celui du ciel, un rouge éclatant. Le spectacle était fantastique, d’autant plus fantastique que je n’apercevais pas la moindre créature vivante, ni près de moi ni au loin. Devant moi se dressait un immeuble pareil à une falaise, une gigantesque façade vermillon, trouée d’ouvertures, qui étaient bizarrement disposées, d’une façon irrégulière. À la base, un grand porche obscur. Cet immeuble n’était qu’à une vingtaine de pas de l’astronef d’où je venais de sortir.

Mais je n’eus guère le loisir d’examiner tout cela, et c’est pourquoi ensuite je me suis demandé si je ne l’avais pas rêvé. La main invisible me poussait impérieusement vers le porche. Je tentai de m’arrêter à mi-chemin, pour regarder mieux cette sorte de rue étrange et déserte dans laquelle je me trouvais. J’éprouvai soudain dans le dos une douleur vive qui me fit faire un bond en avant.

Trois ou quatre secondes plus tard, je pénétrais sous le porche. Mais déjà – car mes pensées tourbillonnaient dans ma tête – je commençais à me demander avec une peur grandissante si j’avais bien été enlevé par des créatures humaines. La certitude que j’étais sur une planète inconnue, extraordinaire et sans doute redoutable, commençait à s’imposer à moi avec force.

J’étais maintenant dans un couloir qui, du dehors, m’avait semblé obscur, mais qui était éclairé par cette même lumière verdâtre que j’avais eue dans ma cellule. Ma douleur dans le dos avait disparu. J’avançais comme un automate. Je ne sentais même plus la pression de la main invisible. Elle ne se manifesta de nouveau que lorsque j’arrivai à une sorte de carrefour de couloirs, et ce fut pour m’aiguiller dans l’un d’eux.

L’étonnante bâtisse devait être immense, car je marchai ainsi un bon moment, changeant deux fois encore de couloir. Le dernier que je suivis, à mon grand étonnement, aboutit à un mur devant lequel je fis halte. Mon étonnement fut plus grand encore quand je vis tout à coup se former dans ce mur une haute ouverture rectangulaire. La main me poussa brutalement. Je faillis trébucher. Mais j’eus aussitôt un réflexe de défense et me retournai. L’ouverture avait disparu. Il n’y avait plus qu’un mur, d’un gris verdâtre – comme dans ma cellule.

Mais j’étais maintenant dans une salle assez vaste au plafond très haut, et mieux éclairée que les couloirs. Mon étonnement s’accrut encore lorsque j’aperçus, au fond de cette salle, des créatures vivantes – une dizaine – couchées sur le sol.

Elles se levèrent en me voyant.

Et mon étonnement fut porté à son comble lorsque je constatai que ce n’étaient pas des créatures humaines…

Elles avaient à peu près la même taille que moi, c’est-à-dire au moins trois mètres. Elles avaient la même apparence générale que les gens de mon espèce : des bras, des mains, des jambes, des visages, des cheveux. Mais la couleur de leur peau était d’un vert assez clair et intense, le vert des jeunes feuillages. Les yeux étaient très grands et très expressifs, le nez petit, la bouche assez normale, ainsi que les oreilles ; et les cheveux avaient la couleur des groseilles.

J’étais si stupéfait que, dans les premiers instants, ma stupéfaction l’emporta sur ma peur.

« Voilà enfin, pensai-je, les habitants de cette fantastique planète… Les semblables de ceux qui m’ont kidnappé et amené jusqu’ici. Que veulent-ils de moi ? »

Brusquement, une sueur froide coula sur mon front.

« S’ils m’ont enlevé, me dis-je, c’est pour m’examiner. Pour m’étudier, sans doute en vue de quelque offensive future contre la civilisation à laquelle j’appartiens. Ils vont me soumettre à toutes sortes d’épreuves, peut-être me disséquer vivant. »

Je restais immobile, comme pétrifié. Ces étranges créatures elles non plus ne bougeaient pas. Elles me regardaient, elles aussi. Et au bout d’un moment, j’eus même l’impression – qui me parut d’ailleurs stupide – qu’elles me considéraient avec appréhension.

Cela dura quelques instants. Je les entendais chuchoter. Je continuais à les examiner. Elles étaient curieusement vêtues de sortes de toges multicolores mais très courtes. Je vis que les deux sexes étaient représentés. Ces surprenants personnages n’appartenaient pas à l’espèce humaine, mais étaient visiblement des humanoïdes. L’une des « femmes » était même très belle dans son étrangeté. Son regard ne se détachait pas de moi, et dans son regard il y avait une sorte d’effroi. Même, pendant un instant, elle cacha dans ses mains son visage. Je pensai que je devais lui inspirer non pas de l’effroi, mais plutôt de l’horreur.

Chose curieuse, devant ces créatures qui avaient la même taille que moi, j’eus la sensation – une sensation qui eût été agréable en d’autres circonstances – que j’étais redevenu normal.

Cette contemplation mutuelle et muette dura une dizaine de minutes, et cela finalement m’étonna. J’attendais. Rien ne se produisait. Ce n’était pourtant pas à moi qu’il appartenait de prendre des initiatives. Finalement, je fus si agacé par cette situation que je m’écriai avec colère :

— Qu’attendez-vous de moi ? Pourquoi m’avez-vous fait enlever ?

Ces êtres bizarres à la peau verte eurent un mouvement de recul vers le fond de la salle. Cette fois, ils semblaient nettement effrayés. Un tel comportement me parut absolument inexplicable.

J’avançai d’un pas ou deux. Leur effroi grandit. Ils se tassèrent le long du mur, les « femmes » se cachant derrière les « hommes », comme pour se protéger.

Je ne savais que faire. Je n’osais plus m’approcher d’eux, de peur qu’ils ne se jettent sur moi. Je fis quelques gestes, pour essayer de leur expliquer que je n’étais pas dangereux. Je levai mes mains nues, pour leur montrer que je n’avais pas d’armes. Ils n’eurent pas l’air de comprendre.

Finalement, je pris le parti de m’asseoir sur le sol et de ne plus bouger, tout en continuant à les observer du coin de l’œil. Ils parurent se rassurer un peu, mais restèrent où ils étaient. Ils s’étaient remis à chuchoter, dans une langue aux sonorités douces, avec beaucoup de « a » et de « o ».

Il me fallut un long moment pour que commençât à germer dans mon esprit l’idée que ces gens étaient, comme moi, des captifs, que sans doute ils n’avaient pas vu plus que moi les habitants de cette planète et que sans doute ils me prenaient pour l’un d’eux, de même que je les avais pris, moi, pour les maîtres du lieu.

Je me levai et fis enfin le signe que j’aurais déjà dû faire depuis un moment. Je m’avançai vers eux la main tendue.

Ils parurent surpris. Mais l’un d’eux s’avança vers moi, prit ma main et la garda un moment dans la sienne. Je lui souris. Il me rendit mon sourire et murmura quelques mots que, naturellement, je ne compris pas. Mais je parvins assez vite à leur faire entendre que j’étais dans le même cas qu’eux.

C’est ainsi que j’ai pris enfin contact avec les Haroas – car tel est le nom de ce peuple. Et ils étaient bien prisonniers, eux aussi.

Nous sommes restés quarante jours dans la grande salle nue où nous étions. Pas le moindre meuble, pas le moindre objet. Des murs verdâtres, une lumière dont la source était invisible. Nous couchions sur le sol. C’était en somme – en beaucoup plus grand – la réplique de la cellule où j’avais été enfermé dans l’astronef. La seule commodité était une série de petites cabines – qui s’ouvraient sur le mur du fond – où nous pouvions nous laver et satisfaire nos besoins naturels. À intervalles réguliers, des trappes s’ouvraient, et nous voyions apparaître des récipients contenant la même bouillie jaunâtre que je connaissais déjà.

Les Haroas – je m’en rendis compte dès le premier jour – appartenaient à une race très intelligente. Rapidement, j’appris un assez grand nombre de mots de leur langue, tandis qu’ils s’efforçaient de s’assimiler ceux de la mienne. Lohanor – l’humanoïde qui était venu prendre la main que je leur tendais – fut celui qui fit les progrès les plus prompts. Nous pûmes avoir de petites conversations.

J’appris que mes étranges compagnons n’étaient enfermés dans cette salle que depuis quelques jours quand j’étais arrivé. Ils avaient été enlevés individuellement, et mystérieusement – pendant leur sommeil – sur leur planète natale, qu’ils nommaient Goro. Une planète qui devait être très éloignée de celles où l’espèce humaine était installée ou qu’elle avait explorées. Chacun d’eux avait d’abord été enfermé isolément, et très longtemps, dans une cellule, et s’était aperçu qu’il grandissait parce que ses vêtements devenaient trop petits. Leurs « toges » n’étaient que des débris… Finalement, on les avait réunis, ce qui avait été pour eux une grande consolation.

Aucun d’eux n’avait vu ses ravisseurs. Chacun d’eux n’avait aperçu comme moi-même que très furtivement la ville fantastique, à sa descente de l’astronef. Tous avaient effectivement cru, en me voyant entrer dans la salle, que j’appartenais à la race qui les tenait enfermés.

Je compris alors ce qui m’était arrivé. Je compris que j’aurais dû être kidnappé un an plus tôt – le 7 mai 2140. Les ravisseurs m’avaient piqué au bras pendant mon sommeil, pour me faire grandir ; et seul le retour de mon frère les avait mis en fuite. Mais ils m’avaient retrouvé et capturé !